Que faire des cons ? Surmonter les conflits en les dépersonnalisant
Maxime Rovère - Philosophe
Les conflits de personnes ont le don d'empoisonner nos vies aussi bien privées que professionnelles. Dans le cercle familial et le couple, les disputes rendent pénibles les moments qu'on pensait consacrer au plaisir : elles gâchent aussi bien les anniversaires que les autres rituels sociaux. Dans le monde professionnel, les incompatibilités d'humeur peuvent faire échouer les projets et entretenir parmi les équipes une atmosphère délétère. Il est d'autant plus difficile d'éviter cette personnalisation des conflits que notre société est très individualiste. Pour la surmonter, on doit apprendre à déplacer le regard des individues vers les interactions. C'est le principe de la philosophie interactionnelle.
Du jugement à l'émotion
Les individus pris dans des conflits de personnes ont tendance à se juger très durement es uns les autres. Ouvertement ou à demi-mots, sans nécessairement s'affronter ou s'insulter, il est fréquent qu'ils adoptent des jugements très brutaux qui s'expriment dans un registre argotique : "C'est un con", "C'est une conne". Or, plutôt que d'être masqué par excès de pudibonderie, l'usage de l'argot mérite qu'on s'y arrète pour comprendre ce qu'il exprime. Car ce registre de langage se fonde sur le principe de la transgression. Partout dans le monde, il utilise trois références principales pour exprimer un débordement : génitales, scatologiques ou religieuses. Recourir à ces registres transgressifs permet d'écluser un excès d'émotion qui ne peut pas se dire autrement. Cela signifie donc que quelqu'un qui se place dans la posture du juge pour estimer la "connerie" d'un autre n'est pas dans une posture neutre, car il est soumis à une intense émotion. Dans ces conditions, faute d'être neutre, son jugement est donc nul et non avenu.
La "connerie" comme miroir
Si l'on y regarde de près, le terme français de "connerie" fait tenir ensemble deux choses que les autres langues ont tendance à tenir séparées. D'une part, un "con" est quelqu'un qui manque évidemment d'intelligence : il se caractérise par un défaut de vision, une absence d'analyse, bref une incapacité d'abord cognitive. D'autre part, il manque aussi de bonne volonté ; car même un idiot, s'il est volontaire, peut être un associé utile ; les cons en revanche s'obstinent dans leurs décisions, négligent l'avis ou l'intérêt des autres, bref se signalent par leur incapacité émotionnelle.
Problème : lorsqu'une personne A en juge une autre, disons B, comme une conne, cela signifie qu'elle renonce à comprendre les causes qui la font agir, en même temps qu'elle refuse de considérer ce qu'elle vit. Ainsi, juger que quelqu'un est un con ou une conne, c'est immédiatement renoncer à sa propre capacité à comprendre et à sa propre empathie. Autrement dit, c'est en devenir un (ou une) ! Il est donc vrai qu'on est toujours le con de quelqu'un, mais surtout de la personne à laquelle on applique l'étiquette de la "connerie". Et en adoptant une manière tendanciellement stupide et antipathique de penser, on lui donne raison.
Sortir du cercle
L'immense difficulté des interactions conflictuelles tient à ceci qu'elles tournent sur elles-mêmes : ce sont des boucles dynamiques qui relèvent de ce qu'on appelle la théorie de la complexité. Pour en sortir, les solutions fondées sur la bonne volonté sont vouées à l'échec, car personne ne décide volontairement de ses émotions. En revanche, la réflexion peut nous permettre de déplacer notre attention depuis les personnes vers les situations, afin de ne pas toujours chercher des responsables mais plutôt des portes de sortie hors des situations problématiques. On évitera alors de blâmer tel ou tel individu pour son action individuelle, même si elle est inadaptée, et mobiliser plutôt le groupe. En effet, l'action du groupe peut à la fois inhiber les effets de la "connerie" et modifier la situation, sans culpabiliser la personne, en mobilisant la responsabilité du groupe. S'agit-il d'un vœu pieu ? C'est l'inverse : la croyance que l'on peut faire changer les individus simplement par la remontrance est une illusion dévastatrice. On trouve des leviers bien plus efficaces lorsque l'on considère des situations de groupe et que l'on étend sa vision des choses : cela signifie d'abord considérer de plus grandes échelles de temps, en remontant plus haut dans le passé, en anticipant plus à l'avance. De plus, on peut rendre son schéma causal plus complexe : au lieu de s'enfermer dans l'équation simpliste selon laquelle "un con = beaucoup de dégâts", on envisage des équations à plusieurs facteurs où "un con + une équipe = un gain d'attention et de vigilance".
Maxime Rovère
Maxime Rovère est philosophe, chercheur-associé à l'IHRIM (Institut d'histoire des représentations et des idées dans les modernités) de l'ENS de Lyon. Spécialiste de Spinoza, il travaille sur les philosophies du XVIIIe siècle (Le clan Spinoza, 2017) tout en développant sa propre éthique à la croisée de plusieurs courants contemporains. Sa pensée explore les interactions aussi bien quand elles se passent mal (Que faire des cons ? Pour ne pas en rester un soi-même, 2019, et Se vouloir du bien et se faire du mal. Philosophie de la dispute, 2022) que quand elles se passent bien (L'école de la vie. Érotique de l'acte d'apprendre, 2020).
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