Se réconcilier avec l’inattendu
Philippe Gabilliet - Professeur associé à ESCP Business School (Paris)
Dans son roman La folle allure, Christian Bobin nous enjoint à "Ne rien prévoir, sinon l'imprévisible et ne rien attendre sinon l'inattendu". Propos de poète, d'amoureux ou de chercheur, mais propos difficile à assumer pour un manager, un décideur, un gouvernant, ou quiconque porte la charge de la responsabilité de la réussite pérenne d'un collectif ou du bien-être durable des autres. Et pourtant...
Nous vivons désormais dans un monde tiraillé entre deux univers. D'une part celui du volontarisme de la planification et de la prévision, et d'autre part celui de l'acceptation de l'inattendu, de l'imprévu et des surprises du réel. Il faut planifier certes, sinon que ferait-on de l'inattendu ? Mais ce même inattendu n'en constitue pas moins pour chacun de nous le ferment le plus porteur de mouvement, d'innovation et de changement.
Aux limites du plan, l'imprévu...
Dès lors, planifier l'avenir ne constitue en rien une garantie contre l'incertitude et les mauvaises surprises du hasard. Et la planification et la prospective demeurent malgré leurs limites des outils majeurs de structuration de l'action et de mobilisation des énergies. Mais lorsqu'elles débouchent sur une sorte de "culte du plan", les problèmes apparaissent.
"Si tu veux faire rire Dieu, parle-lui de tes projets", nous rappelle la sagesse hassidique. Un plan d'action demeure une fiction ; ou du moins un ensemble d'hypothèses que seul le temps permettra de valider. En effet, dans la vraie vie, et face aux plans les mieux pensés, c'est bien l'aléa et ses différents avatars qui viennent donner le rythme du déroulement réel des événements. Car le plus étonnant, dans un plan d'action, c'est quand il se déroule comme prévu ! Il est vrai, par ailleurs que nous nous semblons avoir de plus en plus de mal à affronter l'inattendu. Nous nous attendions à quelque chose et l'inattendu surgit. Mieux encore, il prend notre attente par surprise, advenant littéralement "contre toute attente". Et nous finissons par perdre notre disponibilité à l'inattendu.
Comme si l'imprévu était le signe d'une impréparation, d'une lacune dans la capacité à voir le réel.
Les surprises du hasard
L'inattendu peut bien sûr être le fait du hasard. Aucune intelligence humaine, aussi subtile soit-elle, ne peut tout prévoir. C'est ce que l'on appellera un concours fortuit de circonstances.
L'inattendu est donc lié à l'idée de surprise, cet étonnement né du fait que l'on se sent pris à l'improviste. La surprise est donc clairement l'émotion ressentie lorsqu'on vit quelque chose d'imprévu, de non conforme au résultat attendu, qu'il s'agisse d'un événement extérieur, d'une interaction ou d'un état intérieur.
Or, la surprise est bel et bien une émotion d'énergie. Toute surprise est un choc, qui déclenche une prise de conscience ou un rebond de l'esprit. La surprise réveille et stimule la curiosité. La surprise, enfin, est pédagogique ; et les meilleures pédagogies sont toujours surprenantes, car elles incitent à l'attention, à la mémorisation et à l'interrogation.
Réapprendre à aimer l'inattendu ?
Aimer l'inattendu, c'est avant tout se donner l'opportunité de vivre différemment en sortant d'un cadre peut-être exagérément planifié. C'est faire le choix d'un devenir surprenant, et ce malgré les pressions incessantes du quotidien, de la routine, des plans établis et des interdits conformes.
En vérité, on n'a jamais trouvé mieux que l'inattendu et l'imprévu pour lutter contre les habitudes et le conformisme. Vouloir trop contrôler sa vie, c'est se condamner à l'appauvrir.
C'est aussi en cela que l'improvisation fleurit au cœur de la plupart des vies surprenantes. Elle consiste à avoir le courage de passer à l'action sans pour autant tout savoir, de risque sans connaître l'étape suivante, de faire confiance à l'imprévu sans posséder toutes les garanties. L'improvisation, c'est ne pas essayer de savoir trop précisément ce qui va arriver. Quel meilleur moyen de sortir de sa zone de confort et de routine ?
Les voyages inattendus
"Vous devez apprendre à renoncer à la vie que vous avez planifiée, afin de vivre la vie qui vous attend". Par ces mots, l'historien Joseph Campbell attire notre attention sur l'importance des bifurcations à l'échelle d'une vie humaine. Certains de ces carrefours du destin peuvent être anticipés ; on peut les voir venir et s'y préparer. Ainsi de ces échéances qui bornent toute existence : seuils de l'âge (majorité, retraite, etc.) ou contraintes inéluctables (autonomie et départ des enfants, vieillissement, perte progressive des Anciens). Un vieux principe de savoir-vivre des peuples nomades d'Afrique du Nord enjoignait, lorsque l'on croisait un étranger inconnu au hasard de quelque oasis, d'immédiatement "aller au voyageur", fût-ce autour d'un thé à la menthe. "Aller au voyageur", face à quelqu'un qu'on ne connaît pas, et qu'on n'aura guère le temps de connaître en profondeur, c'est en fait s'intéresser en priorité au "voyage" - réel ou intérieur - qu'il est en train de réaliser. Car être vivant, c'est d'abord être en chemin au fil d'un voyage parsemé d'aventures surprenantes, celles déjà vécues et celles encore à venir.
Philippe Gabilliet
Professeur de psychologie et de leadership à ESCP Business School (Paris), cofondateur et vice-président de la Ligue des optimistes de France, il s'est désormais spécialisé dans les applications organisationnelles de la psychologie positive et les stratégies mentales de la réussite et de la résilience. Il a écrit une dizaine d'ouvrages dont Éloge de l'optimisme (J'ai Lu, 2018), L'art de changer de vie en 5 leçons (Saint-Simon, 2018) et dernièrement Éloge de l'inattendu, l'art de se laisser surprendre (Saint-Simon, 2021).
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